Un chagrin d'amour, qu'est-ce que c'est ?
Ce n’est pas la perte, ce n’est pas l’absence. Ni l’abandon, ni la colère. Ce n’est ni la trahison, ni la rancœur. Ou alors c’est un peu tout cela à la fois. Mais c’est surtout l’envie qu’on ravale, le goût amer des choses qui valsent et s’effondrent, la précarité des attachements, château de sable si vite avalé par l’indifférence du monde. On croit bâtir l’œuvre d’une vie ; il ne reste rien. Et l’enfant, démuni, demeure assis sur le sable, souverain d’un royaume qui sitôt achevé, n’existe déjà plus.
C’est le retour au point mort, mais un peu plus vieux, donc un peu plus morts. Ce sont les sentiments, jusque-là en suspension, qui se cristallisent en précipité toxique. Et, chant des sirène mortifère, l’appel de nouvelles chimères qui promettent des rencontres laborieuses, fatigantes, cannibales. Que de chantiers immenses, pour la créature lasse et exsangue. Même le faisceau des commerces éphémères est une vaine consolation qui n’éclaire pas plus loin que le pied du plumard.
C’est un pieu dans le corps autour duquel on ne cesse de tourner, pendant des jours, des mois, des années. Attachée à mon clocher, j’arpente la ronde des amours crucifiées. Sur mon îlot de désespérance, je roule un cœur trop lourd. Au milieu des galets. Un cœur fané qu’une mer sale et trop salée vient corroder. Au fil des ans, la rouille s’installe et la mécanique des sentiments grippe, coince, couine.
Alors on se raconte des histoires. On se dit que ce n’était pas le bon, pas la bonne. On se rassure en se disant demain, demain, demain... Ou bien : je n’ai besoin de rien. Ou encore : on est toujours tout seul. On se blinde de convictions en carton : c’est mieux ainsi, on était trop pareils ou - la belle variante ! - trop différents (j’aimerais connaître à la fin le bon dosage nécessaire à la recette de l’alter ego !?), on n’était pas faits pour vivre ensemble, puis le monde est vaste et les prétendants légion…
Foutaises !
À force de ne vivre que des relations aseptisées, fragiles et maladives, des petites amourettes craintives et étriquées, des lendemains dont la seule pensée tétanise, des nostalgies fiévreuses, on finira, génération névrotique et gâtée, par mourir de n’avoir rien vécu. Que quelques épisodes épileptiques, et sans chronologie, d’une série débilitante avec rires enregistrés.
Mais mon îlot n’est que le grain de sable d’un vaste archipel semé d’écueils affectifs. Et sur ces cailloux stériles, nous sommes des centaines, des milliers, des hordes de suppliciés des enfers psychologiques. Des hordes d’aliénés, qui à sa solitude, qui à sa dépendance, qui à ses fantasmes en forme de prince ou de princesse, qui à ses regrets, qui à ses caresses. Des hordes d’hallucinés, qui roulent des cœurs trop lourds au milieu des galets.